Francis PONGE , LE PARTI PRIS DES CHOSES,
écrit à l'orée du FRONT POLULAIRE...
Francis Ponge (1899-1988) : poète qui depuis son jeune âge éprouve une violente révolte contre le parler ordinaire : « N'en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire, mais même à parler » (Proêmes, « Des Raisons d'écrire »). Poète qui écrira principalement des poèmes en prose.
ESCARGOTS
Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps, ils en emportent, ils en mangent, ils en excrémentent. Elle les traverse. Ils la traversent. C’est une interpénétration du meilleur goût parce que pour ainsi dire ton sur ton – avec un élément passif, un élément actif, le passif baignant à la fois et nourrissant l’actif – qui se déplace en même temps qu’il mange.
(Il y a autre chose à dire des escargots. D’abord leur propre humidité. Leur sang froid. Leur extensibilité.)
À remarquer d’ailleurs que l’on ne conçoit pas un escargot sorti de sa coquille et ne se mouvant pas. Dès qu’il repose, il rentre aussitôt au fond de lui-même. Au contraire sa pudeur l’oblige à se mouvoir dès qu’il montre sa nudité, qu’il livre sa forme vulnérable. Dès qu’il s’expose, il marche.
Pendant les époques sèches ils se retirent dans les fossés où il semble d’ailleurs que la présence de leur corps contribue à maintenir de l’humidité. Sans doute y voisinent-ils avec d’autres sortes de bêtes à sang froid, crapauds, grenouilles. Mais lorsqu’ils en sortent ce n’est pas du même pas. Ils ont plus de mérite à s’y rendre car beaucoup plus de peine à en sortir.
À noter d’ailleurs que s’ils aiment la terre humide, ils n’affectionnent pas les endroits où la proportion dévient en faveur de l’eau, comme les marais, ou les étangs. Et certainement ils préfèrent la terre ferme, mais à condition qu’elle soit grasse et humide.
Ils sont friands aussi des légumes et des plantes aux feuilles vertes et chargées d’eau. Ils savent s’en nourrir en laissant seulement les nervures, et découpant le plus tendre. Ils sont par exemple les fléaux des salades.
Que sont-ils au fond des fosses ? Des êtres qui les affectionnent pour certaines de leurs qualités, mais qui ont l’intention d’en sortir. Ils en sont un élément constitutif mais vagabond. Et d’ailleurs là aussi bien qu’au plein jour des allées fermes leur coquille préserve leur quant-à-soi.
Certainement c’est parfois une gêne d’emporter partout avec soi cette coquille mais ils ne s’en plaignent pas et finalement ils en sont bien contents. Il est précieux, où que l’on se trouve, de pouvoir rentrer chez soi et défier les importuns. Cela valait bien la peine.
Ils bavent d’orgueil de cette faculté, de cette commodité. Comment se peut-il que je sois un être si sensible et si vulnérable, et à la fois si à l’abri des assauts des importuns, si possédant son bonheur et sa tranquillité. D’où ce merveilleux port de tête.
À la fois si collé au sol, si touchant et si lent, si progressif et si capable de me décoller du sol pour rentrer en moi-même et alors après moi le déluge, un coup de pied peut me faire rouler n’importe où. Je suis bien sûr de me rétablir sur pied et de recoller au sol où le sort m’aura relégué et d’y trouver ma pâture : la terre, le plus commun des aliments.
Quel bonheur, quelle joie donc d’être un escargot. Mais cette bave d’orgueil ils en imposent la marque à tout ce qu’ils touchent. Un sillage argenté les suit. Et peut-être les signale au bec des volatiles qui en sont friands. Voilà le hic, la question, être ou ne pas être (des vaniteux), le danger.
Seul, évidemment l’escargot est bien seul. Il n’a pas beaucoup d’amis. Mais il n’en a pas besoin pour son bonheur. Il colle si bien à la nature, il en jouit si parfaitement de si près, il est l’ami du sol qu’il baise de tout son corps, et des feuilles, et du ciel vers quoi il lève si fièrement la tête, avec ses globes d’yeux si sensibles ; noblesse, lenteur, sagesse, orgueil, vanité, fierté.
Et ne disons pas qu’il ressemble en ceci au pourceau. Non il n’a pas ces petits pieds mesquins, ce trottinement inquiet. Cette nécessité, cette honte de fuir tout d’une pièce. Plus de résistance, et plus de stoïcisme. Plus de méthode, plus de fierté et sans doute moins de goinfrerie, – moins de caprice ; laissant cette nourriture pour se jeter sur une autre, moins d’affolement et de précipitation dans la goinfrerie, moins de peur de laisser perdre quelque chose.
Rien n’est beau comme cette façon d’avancer si lente et si sûre et si discrète, au prix de quels efforts ce glissement parfait dont ils honorent la terre ! Tout comme un long navire, au sillage argenté. Cette façon de procéder est majestueuse, surtout si l’on tient compte encore une fois de cette vulnérabilité, de ces globes d’yeux si sensibles.
La colère des escargots est-elle perceptible ? Y en a-t-il des exemples ? Comme elle est sans aucun geste, sans doute se manifeste-t-elle seulement par une sécrétion de bave plus floculente et plus rapide. Cette bave d’orgueil. L’on voit ici que l’expression de leur colère est la même que celle de leur orgueil. Ainsi se rassurent-ils et en imposent-ils au monde d’une façon plus riche, argentée.
L’expression de leur colère, comme de leur orgueil, devient brillante en séchant. Mais aussi elle constitue leur trace et les désigne au ravisseur (au prédateur). De plus elle est éphémère et ne dure que jusqu’à la prochaine pluie.
Ainsi en est-il de tous ceux qui s’expriment d’une façon entièrement subjective sans repentir, et par traces seulement, sans souci de construire et de former leur expression comme une demeure solide, à plusieurs dimensions. Plus durable qu’eux-mêmes.
Mais sans doute eux, n’éprouvent-ils pas ce besoin. Ce sont plutôt des héros, c’est-à-dire des êtres dont l’existence même est œuvre d’art, – que des artistes, c’est-à-dire des fabricants d’œuvres d’art.
Mais c’est ici que je touche à l’un des points principaux de leur leçon, qui d’ailleurs ne leur est pas particulière mais qu’ils possèdent en commun avec tous les êtres à coquilles : cette coquille, partie de leur être, est en même temps œuvre d’art, monument. Elle, demeure plus longtemps qu’eux.
Et voilà l’exemple qu’ils nous donnent. Saints, ils font œuvre d’art de leur vie, – œuvre d’art de leur perfectionnement, Leur sécrétion même se produit de telle manière qu’elle se met en forme. Rien d’extérieur à eux, à leur nécessité, à leur besoin n’est leur œuvre. Rien de disproportionné – d’autre part – à leur être physique. Rien qui ne lui soit nécessaire, obligatoire.
Ainsi tracent-ils aux hommes leur devoir. Les grandes pensées viennent du cœur. Perfectionne-toi moralement et tu feras de beaux vers. La morale et la rhétorique se rejoignent dans l’ambition et le désir du sage.
Mais saints en quoi : en obéissant précisément à leur nature. Connais-toi donc d’abord toi-même. Et accepte-toi tel que tu es. En accord avec tes vices. En proportion avec ta mesure.
Mais quelle est la notion propre de l’homme : la parole et la morale. L’humanisme.
Paris, 21 mars 1936.